Pierre Gramegna Le Grand Continent interview (French version)

Pierre Gramegna, Directeur général du MES
Entretien pour Le Grand Continent
Réalisé le 20 juin, publié le 9 juillet 2025
Intervieweuse : Maria Tadeo
Langue originale : anglais
Le Grand Continent : L’économie européenne est confrontée à une triple menace : la croissance stagne depuis une décennie, son modèle énergétique est compromis et elle vit désormais vivre sous la menace permanente de droits de douane. Comment l’Union peut-elle faire face ?
Pierre Gramegna : Il est vrai que nous vivons une période de troubles géopolitiques dans laquelle les guerres se multiplient et s’intensifient.
En Europe, nous avons tendance à ne parler que des conflits qui nous affectent de près sans faire attention aux autres, ou en les négligeant. Or nous avons rarement été confrontés à autant de conflits dans l’histoire récente. Nombre de ces guerres impliquent des puissances nucléaires. Dans le même temps, le président américain met en œuvre de manière systématique un retrait unilatéral du multilatéralisme — il ne faut pas sous-estimer les conséquences de cette décision.
L’ordre international que nous connaissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui avait de fait été façonné par les États-Unis, est en train de s’effondrer.
De nombreux éléments nous indiquent qu’il n’y aura pas de retour en arrière — du moins pas sur le modèle que nous avions longtemps connu. En tant qu’Européens, cela signifie que nous devrons changer. Non pas sur qui nous sommes mais sur ce que nous faisons.
Ces changements historiques emportent donc pour vous des conséquences irrémédiables ?
Oui — avec toutefois quelques nuances.
Tout d’abord, nous devons nous préparer à un monde plus divisé mais qui pourrait aussi être synonyme de plus de solidarité et de liens plus étroits au niveau régional.
Partons de notre continent : nous avons une Union très intégrée qui représente le modèle de coopération supranationale le plus sophistiqué de la planète. C’est désormais le cadre naturel dans lequel nous évoluons. Nous savons beaucoup mieux et avec plus d’assurance que d’autres régions du monde comment nous y mouvoir. À l’heure de la grande remise en cause de l’ordre mondial tel que nous le connaissions, nous sommes donc très bien placés pour construire de nouveaux partenariats.
Par ailleurs, certaines des mesures proposées par Donald Trump ne sont pas nécessairement nouvelles ; elles existaient déjà sous les administrations précédentes.
Sous Barack Obama, les États-Unis avaient déjà commencé à se tourner vers la Chine, qu’ils considèrent comme rival principal. La stratégie américaine au sein de l’OTAN qui consiste à faire payer davantage les Européens avait également été lancée par Obama. Ce sont là des constantes qui font signe vers un changement stratégique profond de la part des États-Unis. La grande différence est que Donald Trump agit plus rapidement et sans se soucier des règles multilatérales. Mais pour nous, la conclusion reste la même : c’est désormais à nous de veiller à notre sécurité et à notre défense et de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous devons également prendre soin de nous-mêmes.
Comment faire exactement ?
L’Europe a toujours réalisé ses plus grandes avancées dans les moments les plus difficiles.
Je prendrai deux exemples.
Pendant la crise financière, nous avons créé le Mécanisme Européen de Stabilité et la Banque centrale européenne a pris des mesures sans précédent qui nous ont permis de jeter les bases de l’union bancaire. Aujourd’hui, nos banques sont résilientes, bien capitalisées et la liquidité n’est plus un point d’inquiétude. La chute de Crédit Suisse, qui aurait pu être un choc systémique pour le secteur bancaire européen, n’a eu pratiquement aucun impact sur nos banques. Nous sommes donc beaucoup plus forts aujourd’hui.
De même, pendant la pandémie, nous avons élaboré une réponse commune en très peu de temps. Je ne suis pas sûr qu’un tel test de solidarité aurait été accepté dix ans auparavant. Si vous m’aviez dit au début de la pandémie que nous finirions par mettre en place un programme de 800 milliards d’euros soutenu par une dette européenne commune, je n’aurais probablement pas été tout de suite convaincu.
Il en va de même pour l’Ukraine. Nous avons réussi à créer des instruments pour affirmer notre soutien, à approuver des sanctions sans précédent et à nous rapprocher de Kiev. Nous avons fait face ensemble au choc énergétique provoqué par la Russie et cela a été un succès. N’oublions pas qu’au plus fort de la crise énergétique, beaucoup prédisaient que notre continent serait plongé dans le noir, que nous risquions des coupures d’électricité — cela ne s’est pas produit.
Dans les crises, nous devenons plus intelligents, plus créatifs et, en fin de compte, nous parvenons à relever les défis.
L’important est de rester unis pour faire face en commun.
Pourtant, jusqu’à présent, la réponse à l’augmentation des dépenses de défense et à Trump repose principalement sur les capacités nationales et les budgets des États membres.
La Commission a mis à la disposition des États membres le programme SAFE, doté de 150 milliards d’euros qui seront exemptés des règles budgétaires en matière de dépenses de défense. Nous mobilisons également des ressources provenant de différents domaines pour la défense : c’est une réponse européenne directe. N’oublions pas que nous restons dans le domaine d’une compétence nationale.
L’Luxembourg propose un paquet de 500 milliards d’euros. C’est un signal qui montre que les Européens prennent la sécurité au sérieux. Certains pays dans l’UE appellent à un financement commun de la défense.
Cependant, nous devons d’abord nous demander comment mieux travailler ensemble : que pouvons-nous acheter en commun ? De quelles armes avons-nous besoin pour notre défense collective ? Quelle est notre stratégie à long terme ? Ces questions reviennent sans cesse à l’Eurogroupe lorsque les ministres des Finances se réunissent.
Poser la question du financement avant de savoir ce dont nous avons vraiment besoin, c’est mettre la charrue avant les bœufs.
La Commission travaille actuellement sur son cadre financier pluriannuel.
C’est une première étape importante.
Il existe aussi une volonté et une disposition en faveur d’un mécanisme commun de passation des marchés publics. C’est une question selon moi tout aussi importante que celle du financement. On peut dépenser de l’argent pour se doter de capacités, mais cela ne signifie pas pour autant que l’on sera bien équipé s’il n’y a pas de vision commune et coordination préalable. À mon avis, il reste encore beaucoup d’étapes à franchir avant d’en arriver à la question des « obligations de défense ».
Depuis 2023, la croissance en Europe est restée bloquée en moyenne en dessous de 1 %.
Nous sommes confrontés à un problème structurel. Au cours des dix dernières années, les États-Unis ont connu une croissance deux fois plus rapide que nous. On a beau jeu de passer son temps à se plaindre des relations internationales, des conflits, de la guerre, des catastrophes naturelles et de la démographie… c’est un problème grave auquel nous devons faire face nous-mêmes, sans rejeter la faute sur des facteurs externes.
Remédier à cette situation est de notre responsabilité. Personne d’autre ne peut le faire à notre place — et s’endetter davantage alors que la croissance est quasi nulle n’est pas une solution miracle. Sans trajectoire de croissance crédible, cela ne nous rendra que plus vulnérables.
Que proposez-vous alors ?
Le marché unique reste notre plus grande réussite. Mais comme Mario Draghi et Enrico Letta l’ont chacun souligné, il doit être actualisé et être adapté à son objectif, car nos économies sont très différentes de celles d’il y a 30 ans ; pensez par exemple à la numérisation et à l’IA.
Le rapport Draghi insiste également sur la nécessité de mobiliser davantage les capitaux privés, estimant que 80 % des ressources nécessaires devraient provenir du secteur privé.
En Europe, nous avons souvent cette tendance à gérer les choses d’une manière purement verticale. Cela nous a visiblement conduit à réguler à l’excès dans certains domaines. À ce titre, le mouvement de simplification en cours va dans le bon sens. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille déréguler à tour de bras. Ce n’est pas l’approche européenne et cela ne le sera jamais : d’abord parce que nous avons un équilibre social à préserver mais aussi, dans un second temps, parce que ce n’est pas ce que les entreprises souhaitent non plus.
La force du marché unique et de l’Union en général réside dans un fait simple : nous appliquons les règles que nous nous fixons.
Alors que le président Trump tente de disloquer le commerce mondial, nous devons maintenir notre approche et travailler plus intensément et plus étroitement avec les pays qui souhaitent également commercer avec nous dans un système basé sur des règles.
Il serait malavisé de sous-estimer l’impact de l’État de droit sur une économie et qu’il représente pour nos investisseurs.
Vous pensez que l’État de droit en tant que tel peut jouer un rôle dans ce contexte en particulier ?
Avant de diriger le Mécanisme européen de stabilité, j’étais ministre des Finances du Luxembourg.
À ce poste, la première question que vous posent les investisseurs est la suivante : quelle est la réglementation en vigueur et comment puis-je être sûr qu’elle ne changera pas de manière arbitraire ?
La certitude, la prévisibilité : c’est une force considérable. Et nous pouvons nous en servir.
Ces derniers temps, de nombreuses questions ont été soulevées concernant l’hégémonie du dollar. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Christine Lagarde, la Présidente de la Banque centrale européenne, est très attachée au renforcement du rôle international de l’euro. Je ne peux qu’être d’accord avec elle.
Nous avons en effet une occasion unique à saisir.
Je le constate lors de chaque réunion internationale et même dans le cadre de nos activités. Le MES est actif sur les marchés financiers, puisque nous finançons et refinançons près de 300 milliards d’obligations. Il y a indéniablement aujourd’hui un fort appétit pour les obligations et les actifs libellés en euros.
L’idée de faire de l’euro une monnaie mondiale capable de rivaliser avec le dollar n’est pas nécessairement nouvelle — pourquoi serait-ce différent fois-ci ?
L’administration américaine prend des mesures qui affaiblissent le dollar.
Donald Trump l’a dit lui-même : il veut un dollar plus faible. Cela pousse les taux d’intérêt à la hausse et conduit, à terme, à l’inflation.
Mais soyons clairs : le renforcement de l’euro comme alternative au dollar ne se fera pas du jour au lendemain. L’euro représente actuellement environ 20 % des réserves mondiales — contre 50 à 60 % pour le dollar américain. Aucune autre monnaie ne bénéficie de la liquidité dont jouit le dollar américain.
Mais nous pouvons renforcer notre position.
Nous avons un État de droit solide, nous développons plus rapidement et plus profondément nos relations commerciales avec le reste du monde, nous sommes un partenaire fiable et nous avons mis en place des règles budgétaires claires.
Pourquoi pensez-vous qu’il s’agit d’une force ?
L’euro est un cas unique dans l’histoire des monnaies.
Nous avons volontairement mis en commun nos monnaies nationales pour en créer une seule et nous avons pris cette décision souverainement. Dans l’histoire, les changements à cette échelle sont généralement le fruit d’une imposition ou d’une domination — de l’Empire romain jusqu’aux États-Unis.
Pour nous, il s’agissait d’un choix souverain : nous voulions faire partie de ce projet commun que nous appelons l’Europe.
Depuis son lancement, aucun pays n’a quitté la zone euro — mais plusieurs l’ont rejointe.
Nous avons également des règles budgétaires strictes, que nous avons récemment affinées et modernisées et qui rassurent évidemment les marchés.
Enfin, nous disposons d’une banque centrale indépendante qu’aucun gouvernement européen n’oserait menacer publiquement pour tenter d’influencer ses décisions.
Pourtant, lorsque Trump a déclaré une guerre commerciale au monde et provoqué la panique sur les marchés, les investisseurs qui cherchaient une alternative au dollar se sont davantage tournés vers l’or que vers l’euro. Pensez-vous que la monnaie unique ne pourra atteindre son plein potentiel que lorsqu’elle pourra être adossée à un actif sûr européen ?
J’apprécie le débat intellectuel qui sous-tend cette question.
Le renforcement des capacités de défense de l’Europe et le financement nécessaire à cet effet augmenteraient l’offre d’actifs sûrs libellés en euros, qui sont très demandés. Cela renforcerait la stabilité financière, qui est notre mandat.
Mais lorsqu’on se concentre uniquement sur un actif sûr commun, le risque est de tourner en rond.
L’urgence aujourd’hui est aussi d’attirer les investissements privés : car plus vous attirez d’investissements privés, plus le marché s’élargit et plus il y a de transactions en euros. De même, plus vous développez le commerce international, plus vous renforcez le rôle de l’euro. En Europe, nous avons tendance à nous concentrer davantage sur le secteur public que sur le secteur privé. Or derrière toutes ces transactions, derrière cette accumulation d’opérations libellées en euros, il y a le secteur privé.
Une monnaie se renforce grâce au nombre de personnes qui l’utilisent et lui font confiance. Et ce genre de choses ne s’impose pas par les actes de la puissance publique.
À l’heure actuelle, la Commission européenne, la Banque européenne d’investissement et le Mécanisme européen de stabilité détiennent 1 300 à 1 400 milliards d’euros d’actifs libellés en euros.
C’est un montant important mais insuffisant.
Nous aurions besoin d’une véritable union de l’Epargne et de l’Investissement. L’Europe affiche l’un des taux d’épargne privée les plus élevés au monde, avec environ 30 000 milliards d’euros d’après le rapport Letta, mais une grande partie de cet argent est transférée vers les États-Unis.
Pourquoi selon vous ?
Parce que les États-Unis ont une économie en croissance. C’est un marché attractif pour les entreprises. Leur population est également beaucoup plus ouverte en matière d’investissement — même si nous avons quant à nous l’une des populations les plus éduquées au monde.
Nous pourrions agir sur ces éléments, je pense, à moindre frais en termes politiques — là un actif européen comment fait déjà l’objet de tensions entre les États membres alors que nous n’en sommes même pas au stade de la discussion.
La priorité devrait donc être de promouvoir un écosystème favorable aux entreprises plutôt que de parachever l’architecture de la zone euro ?
Nous avons un marché de 450 millions de consommateurs.
Nous avons un pouvoir de négociation parce que nous avons un pouvoir d’achat. La voie à suivre est assez claire : achevons notre marché unique et développons-le.
Les entreprises se heurtent encore à des obstacles internes au sein de notre marché commun : nous devons les supprimer. Il faut faciliter la tâche aux entreprises qui veulent investir en Europe.
Aujourd’hui, si vous êtes une entreprise, vous devez encore disposer de différents bureaux physiques à travers l’Europe et payer différemment vos impôts selon les pays — pour un marché qui se prétend unique, la bureaucratie est énorme. Je trouve intéressant le concept d’un 28e régime qui permettrait de traiter toutes ces questions par le biais d’un organisme choisi dans chaque juridiction est à mon sens très précieux.
Nous avons mis en place un secteur bancaire résilient, mais nous ne disposons toujours pas d’un système commun d’assurance des dépôts, qui renforcerait la confiance. Apprenons les uns des autres. Les Pays-Bas et la Suède, par exemple, ont très bien réussi à mettre en place des systèmes de retraite par capitalisation. Il existe déjà un produit de retraite paneuropéen, mais il est trop complexe. Examinons les produits qui fonctionnent, rendons-les accessibles et encourageons les Européens à faire fructifier leur argent plutôt que de le laisser dormir sur un compte d’épargne.
On peut débattre des années de l’avenir de l’Europe et des lignes rouges à ne pas franchir. Mais pour le secteur privé, il suffit parfois d’un signal — sans que ces questions fondamentales et difficiles ne soient soulevées — pour que les capitaux commencent à bouger. Et nous avons besoin de capitaux.
Dans quelle mesure êtes-vous convaincu qu’ils répondront à ce signal au-delà de leurs intérêts commerciaux ?
Mario Draghi l’a très bien exprimé : le Temps ne joue pas en notre faveur.
L’alternative est une croissance anémique et une « lente agonie ».
Les mesures prises par l’actuelle Commission sont encourageantes : elle agit rapidement et semble avoir conscience du caractère d’urgence et de la nécessité de tenir ses promesses.
Cela transparaît dans les propos de Christine Lagarde et ces questions orientent désormais les politiques. Ce n’était pas le cas il y a cinq ans.
Les entreprises le voient bien : elles prennent conscience que nous sommes en train de faire des efforts. Elles ont raison lorsqu’elles disent, par exemple, que les normes de reporting étaient devenues trop complexes. Cela ne gênait pas forcément les grands groupes, mais pour une petite ou moyenne entreprise, c’est un vrai problème.
On constate également une prise de conscience réelle que l’exode des capitaux vers les États-Unis devrait être inversé, et que ces capitaux devraient rester en Europe. La simplification était nécessaire — et elle a lieu.
Le défi pour nous à l’avenir est que ce mouvement de simplification ne soit pas destructeur de ce que nous avons bâti.
Le climat disparaît de plus en plus des débats publics, mais ce serait une grave erreur de l’ignorer. Il reste l’un des plus grands défis de l’humanité. Il en va de même pour le maintien de la cohésion sociale européenne. Cette exigence doit aller de pair avec l’existence d’un secteur privé européen fort qui crée des emplois, mobilise des capitaux et devient un pilier essentiel des mesures que nous prenons.
Tenter de répondre aux défis systémiques qui nous attendent sans écouter les besoins et les commentaires du secteur privé serait une erreur.