Pierre Gramegna in interview with Les Echos (French version)
Entretien avec Pierre Gramegna, Directeur général du Mécanisme européen de stabilité (MES)
Publié dans Les Echos (France)
10 décembre 2025
Intervieweur : Pierre de Gasquet
Langue originale : français
Comment le MES peut-il contribuer à accompagner l'effort de financement de l'architecture européenne de défense, qui devient une impérieuse priorité ?
Face à la crise pandémique du COVID, qui a frappé tous les Etats, l'Eurogroupe a décidé d'utiliser, en avril 2020, le programme SURE, pour l'assurance-chômage, et des garanties de la Banque européenne d'investissement centrées sur les PME. Un plan de relance de 800 milliards d'euros a été approuvé plus tard. Mais l'Eurogroupe avait aussi approuvé un outil de soutien à la crise pandémique mis en place par le MES, qui n'a pas été utilisé.
Dans le cadre du Traité, on a estimé que la pandémie créait des risques de déséquilibre économique et budgétaire du fait d'un facteur extérieur. C'est ce schéma d'analyse qu'on pourrait employer aujourd'hui, par analogie, pour les dépenses de défense qui augmentent de manière spectaculaire et qui risquent de malmener les budgets des pays membres.
On a une cause extérieure qui est l'exigence de financer davantage les contributions à l'OTAN, mais aussi l'existence d'une guerre en Ukraine, à nos portes. Ce sont des éléments déclencheurs objectifs et extérieurs.
Cela ne revient-il pas à un élargissement du mandat du MES ?
Non, il n'y a pas besoin d'élargissement de mandat. C'est comme pour la pandémie. L'élément qui justifie l'intervention du MES et exige l'unanimité des pays, c'est le risque de déstabilisation financière d'un pays ou de la zone euro. C'est cela le critère déclencheur. Ce n'est pas la crise elle-même.
La défense est un élément extérieur qui provoque de l'instabilité. Nous disposons d'une panoplie de sept instruments. Nous sommes prêts à les utiliser pour financer l'effort de défense. Si on a le consensus des pays membres pour utiliser l'un ou l'autre de ces instruments, on est dans notre champ de compétences.
Pensez-vous que le risque de crise systémique n'a jamais été aussi élevé depuis 2008 malgré l'optimisme des marchés boursiers ?
Il y a plusieurs facteurs de risque qui sont devant nous. Historiquement, les cours de Bourse sont très hauts, certains ayant enregistré des sommets. C'est un fait. Chaque fois qu'on a eu des phénomènes de ce genre dans le passé, il y a eu des réajustements.
Il y a un engouement énorme pour l'intelligence artificielle, et ce secteur contribue de manière décisive à faire flamber les cours, c'est aussi un fait. On a eu des comportements similaires autour de l'année 2000 avec les technologies de l'information. Je ne dis pas qu'il y a un risque de « bulle » et je ne le pense pas.
Aujourd'hui, c'est la géopolitique qui constitue le plus grand facteur de génération de risques. L'exemple le plus clair, c'est lorsque l'administration américaine a annoncé une politique tous azimuts de tarifs. Les changements géopolitiques ont des implications énormes sur l'économie, même si les tarifs ont été finalement plus bas qu'escompté.
Pour l'instant, cela n'a pas eu de conséquence directe sur la croissance, contrairement à ce qu'on anticipait. L'Europe garde un taux de croissance prévisionnel au-dessus de 1 % pour 2025. On pense qu'il pourrait y avoir un effet différé des tarifs plus élevés sur nos exportations et donc sur la croissance. C'est trop tôt pour dire que ce qu'on avait prévu il y a six mois ne s'est pas produit.
L'autre grand risque, c'est évidemment la guerre en Ukraine. La continuation du conflit crée des besoins financiers énormes, conjugués à l'engagement des pays européens pris dans l'OTAN de dépenser jusqu'à 5 % de leurs PIB dans le domaine de la défense.
La fragilité du marché du crédit et du marché de la dette privée peut-elle être aussi une source d'inquiétude ?
En Europe, on a tiré les leçons de la dernière crise. On a mis en place, en grande partie, l'Union bancaire. Nos banques sont très bien capitalisées, beaucoup plus qu'il y a quinze ans. Elles ont beaucoup plus de liquidités. Le secteur bancaire en Europe est solide. C'est un des points positifs et rassurants. Nous avons le taux d'épargne le plus élevé du monde.
Ce qui manque en Europe, c'est qu'il n'y a pas assez d'esprit d'entreprise, d'innovation et de projets financés en Europe, si bien qu'une partie de cette épargne finance des investissements à l'étranger, et en particulier aux Etats-Unis.
Comment voyez-vous les risques systémiques liés à l'essor des stablecoins ? Certains y voient une attaque de l'administration Trump contre les Européens. Partagez-vous cette vision ?
On ne peut pas prendre à la légère l'essor des stablecoins, qui se passe à 99 % aux Etats-Unis. Contrairement aux « bitcoins » et aux cryptoactifs, les stablecoins ne sont pas des monnaies à but spéculatif. Ils sont à 99 % émis et adossés au dollar, avec des garanties derrière.
C'est une innovation qui permet de payer facilement dans le monde entier. Cela amène certains à dire que l'on va diffuser davantage de dollars dans le monde et aboutir à une dollarisation accentuée de l'économie mondiale et des paiements.
Au MES, nous ne pouvons pas nier leur existence. Il va bien falloir s'en occuper. Il y a même quelques initiatives timides de certaines banques en Europe qui veulent émettre des stablecoins en euros. On pourrait peut-être s'en inspirer d'une certaine manière.
Il faut voir si notre réglementation européenne nous protégerait suffisamment s'il y avait une défiance du public qui pourrait créer une fragilisation du système financier. Les stablecoins sont émis par des sociétés privées et non par les banques centrales. Cela pose également des problèmes de transmission de la politique monétaire. Il ne faut pas être obtus et fermés à l'innovation, mais il faut garder les risques à l'esprit.
La Banque centrale européenne (BCE) a choisi un autre chemin. Elle a décidé de faire un euro numérique qui doit remplir les fonctions du stablecoin. Mais c'est une autre approche car il est émis par et garanti par la BCE. C'est une approche très différente de celle de nos partenaires américains, qui ont interdit à la Fed, la banque centrale américaine, de créer le dollar digital.
Le risque de confiscation des avoirs russes gelés à Bruxelles peut-il faire peser un risque sur la stabilité du marché obligataire européen ?
Si on procède à cette saisie, on a un grand risque de représailles russes sur les avoirs européens en Russie. C'est évident. En outre, la BCE vient de souligner, il y a quelques jours, que la fourniture de liquidités de sa part violerait le Traité. Ces arguments juridiques sont difficiles à écarter.
Il y a plusieurs options sur la table. Et c'est un dossier qui est encore fluctuant. Un emprunt sur les marchés fait par les Etats eux-mêmes serait impeccable du point de vue juridique. Mais le problème, c'est que cela risque de s'ajouter à la dette de chaque pays, ce que l'on essaye d'éviter en utilisant ces avoirs de la banque centrale russe comme garantie.
Les investisseurs étrangers peuvent-ils craindre d'acheter des obligations au vu de ce risque de les voir saisir ?
C'est toute la question : c'est ce que la BCE met en évidence. Il y a des conséquences juridiques et pratiques qui sont difficiles à mesurer et à anticiper.
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